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    Carsten Jensen

    UNE IDÉE LUMINEUSE : SI OUARZAZATE M’ÉTAIT CONTÉ
    Des textes originaux rédigés pour la Banque européenne d’investissement avec l’appui de la Facilité d’investissement pour le voisinage de l’Union européenne


    Noor chante les louanges du soleil, vu non comme un dieu, mais comme un associé.

    Je n’aurais jamais cru que j’en viendrais à associer industrie et apparitions. Encore moins quand il s’agit de centrales électriques.

    Et pourtant… Je suis stupéfait quand je roule dans le désert près de Ouarzazate, dans le Sud du Maroc. Au loin, l’horizon s’arrête aux montagnes de l’Atlas, mais sinon le désert s’étend comme le fond d’un océan asséché et pierreux. D’ailleurs, les gens du coin affirment que les taches de sel blanches qui étincèlent ça et là au milieu du basalte gris et noir sont les restes d’une mer qui couvrait jadis la région. Je suis ici à l’invitation de la Banque européenne d’investissement qui a investi 300 millions d’euros dans ce qui sera la plus grande centrale solaire au monde. Elle fournira de l’électricité à un million de personnes et permettra d’éviter l’émission de 750 000 tonnes de CO2.

    « Promène-toi, regarde. Et écris ce que tu veux. » Voilà ce que disait l’invitation du porte-parole de la Banque européenne d’investissement, l’écrivain britannique Matt Rees.

    Ici, il ne pousse pas des plantes, mais de la lumière.

    Je me promène. Je regarde. Des champs de soleil ! Ici, il ne pousse pas des plantes, mais de la lumière. Ici, c’est le soleil qui pousse. La centrale s’appelle Noor, ce qui veut dire lumière en arabe. Des milliers de miroirs paraboliques de 4 mètres de haut, alignés en rangées de 80 mètres, obéissent à la baguette du soleil et se tournent tels d’immenses éclats aveuglants. Des camions citernes remplis d’eau passent entre les miroirs qui sont nettoyés avec des jets à haute pression. La centrale est un selfie gigantesque pour le soleil qu’aucun œil ne peut regarder directement sans être blessé. Et ce qui se reflète ici, ce n’est pas nous, mais notre futur.

    Je l’admets. J’ai eu une apparition dans le désert, dans le Sud du Maroc, face à la plus grande centrale solaire du monde.

    Je l’admets. J’ai eu une apparition dans le désert, dans le Sud du Maroc, face à la plus grande centrale solaire du monde. Mon apparition n’est pas de nature religieuse, mais elle a sans nul doute quelque chose à voir avec ce concept indéfinissable et insaisissable qu’est la foi. C’est la foi en l’homme, en son inventivité et en sa volonté de survie inépuisables. Mais il ne s’agit pas de la volonté de survie brutale de l’ère industrielle qui s’exprime en métaphores puisées dans le langage de la guerre, mais dans la sphère de la communauté et du vivre-ensemble. Qu’est-ce qu’un miroir solaire sinon une collaboration avec le soleil ?

    Au lycée, j’ai lu un poème du poète anglais Stephen Spender, Les Pylônes, écrit dans les années trente, un hymne provocateur à la gloire des pylônes à haute tension qui représentent le progrès. Sur leurs hautes pattes d’acier, ils traversent un paysage de routes poussiéreuses, de petites maisons en pierre et de châtaigniers qui ont des airs de nains à côté de pylônes à la hauteur arrogante. Aujourd’hui, Stephen Spender est un poète quelque peu oublié. Mais à l’époque, il a fait école et ce poème a donné son nom à tout un groupe de poètes, les « Pylon-Poets ». Je n’aimais pas ce poème. Le romantique en moi se révoltait contre sa vision condescendante de la nature, vaincue par un progrès que Spender compare « à la colère du fouet, avec le danger de l’éclair ». Et la vision des villes du futur avec des immeubles si grands que les nuages inclinaient sur eux leur cou d’un blanc de cygne ne risquait pas de m’adoucir.

    Il se peut que les adolescents romantiques comme moi, inspirés par la rêverie hippie, n’étaient pas du côté de Stephen Spender, mais le progrès l’était, lui, et c’est peut-être pour cela que Spender est oublié aujourd’hui. Un poète ne doit pas être trop en harmonie avec l’esprit de son temps s’il veut que l’on se souvienne de lui.

    Un poète ne doit pas être trop en harmonie avec l’esprit de son temps s’il veut que l’on se souvienne de lui.

    Les pylônes à haute tension ont continué leur marche en avant. Mais ils ne couvrent toujours pas toute la planète. Des grandes parties du continent africain sont sans électricité. Il y avait 30 000 soldats étrangers lourdement armés dans la province afghane du Helmand, faiblement peuplée, mais ils n’ont pas laissé derrière eux un seul pylône. Un poète afghan aurait pu se réclamer des « Pylon-Poets » et, quatre-vingts ans plus tard, la marche en avant des pylônes d’acier n’aurait toujours été qu’un rêve encore plus irréaliste que la plus poétique des visions.

    La centrale hydraulique désaffectée de la ville de Gereshk, dans le Helmand, où étaient postés les soldats danois, n’a jamais reçu les turbines commandées durant les quinze années de guerre et d’occupation. Un jour où il faisait 45°c, sous un soleil qui asséchait impitoyablement les rivières et les fleuves et brûlait le désert de pierres, j’ai parlé avec Nasrullah Qani, le directeur de la compagnie d’électricité du Helmand, et il m’a avoué qu’il n’avait toujours pas trouvé d’entreprise capable de construire les pylônes à haute tension qui, dans un avenir indéterminé, devaient apporter l’électricité à la population.

    En attendant, la population a pris le problème à bras-le-corps. Lors de ma première visite au Helmand, en 2009, un colonel danois m’a expliqué que c’était une initiative danoise qui avait permis l’installation de panneaux solaires pour l’éclairage public de Gereshk. J’avais pensé que c’était un geste vain, l’expression d’une ignorance absurde, comme si l’on donnait un ordinateur à un analphabète, une aide utopique et déplacée qui n’avait aucune pertinence au regard de la réalité et des malheurs de l’Afghanistan. Des panneaux solaires devaient se situer bien bas dans les souhaits d’une population affamée et accablée par la guerre, avec un système de santé presque inexistant et une espérance de vie tristement basse.

    En 2016, quand je suis revenu au Helmand avec le réalisateur de documentaires norvégien Anders Hammer, je me suis rendu compte que je m’étais trompé. J’avais sous-estimé les Afghans. L’éclairage public de Gereshk, que les Danois avaient installés si soigneusement, avait disparu. Les supports chargés de recevoir les panneaux solaires étaient désormais vides en haut des lampadaires qui bordaient les rues. La population avait décidé de produire elle-même de l’énergie et avait volé les panneaux solaires. On les trouvait désormais sur les toits des boutiques improvisées au bord des rues qui traversent la ville. Mais ce n’était pas tout. Ces panneaux solaires, très efficaces, avaient créé une demande, et ils étaient maintenant en vente partout. Dans ce vide gigantesque, cette absence de développement social et économique créée par presque quarante années de guerre, c’est la population afghane qui doit agir elle-même, et les seules traces laissées dans le Helmand par les soldats danois après un effort de guerre coûteux et vain, c’est cette inspiration donnée par les panneaux solaires volés.

    J’ai toujours été fasciné par l’expression « capteur solaire ». Je ne connaissais pas la différence entre un capteur solaire et une cellule solaire. Mais une recherche rapide m’a appris qu’une cellule solaire, ou cellule photovoltaïque, produit du courant, tandis que le capteur solaire réchauffe de l’eau. Je trouve que l’expression capteur solaire devrait recouvrir les deux. Je pense au filet à papillons, cet outil léger destiné à capturer un des miracles de la nature, une fleur volante qui avec ces motifs si variés sur les ailes prouve à quel point la nature est un designer hors pair. Un filet à papillons n’est pas une souricière qui brise le cou de la souris piégée. L’industrialisme se comporte comme une souricière lorsqu’il s’agit de la nature. L’énergie solaire, elle, est le filet à papillons qui laisse le papillon folâtrer joyeusement.

    Quand l’industrialisme doit décrire son rapport à la nature, toutes les métaphores sont puisées dans la guerre. Nous nous décrivons comme les maîtres de la nature : nous avons vaincu la nature, nous l’avons domptée, ou nous l’exploitons. La nature est un ennemi écrasé ou un esclave dépourvu de droits qui supporte tous les coups possibles : les cicatrices laissées par les mines de charbon et de cuivre dans le paysage, le viol invisible de l’atmosphère par les énergies fossiles, l’extermination d’un nombre d’espèces toujours croissant.

    C’est sous la menace du changement climatique, et trop tardivement, que la science produit des connaissances mitigées et toujours utilitaristes. Et, avec nos idées à courte vue, nous avons réveillé des monstres endormis sans jamais en comprendre les conséquences. Nos propres progrès se retournent contre nous. Quand, avec nos mines de charbon et nos puits de pétrole, nous creusons toujours plus profond dans la terre, nous sommes nos propres fossoyeurs. Le capteur solaire est tout le contraire, même si la métaphore est un peu biaisée : en effet, on ne peut pas mettre le soleil en prison, mais ce n’est pas non plus ce que nous recherchons. Nous collaborons avec la nature. Comme des enfants de l’hiver qui se détachent peu à peu de la nuit, nous recevons les bienfaits du soleil.

    Malgré le désert, la région de Ouarzazate possède une histoire très riche. Non loin de la haute technologie, des paysans vivent encore dans des maisons en torchis, où le foin est mélangé avec de la boue pour former des briques séchées. Certains villages sont entourés de ruines, avec des tours et des bâtiments richement décorés qui remontent à l’époque pas si reculée où les Juifs vivaient encore dans la région. Le Maroc est le produit d’une culture mélangée, à la fois arabe, berbère, juive et européenne. Est-il pertinent de poser la question de la culture à l’énorme complexe solaire qui pousse sur une zone de 3000 hectares ? Initiative marocaine, financement européen, entreprises saoudiennes, technologie espagnole, ouvriers chinois. Quelle est la somme de tout cela ? Une entreprise multiculturelle ? Ou plutôt quelque chose qui sera classé sous le concept vague de la globalisation, une nouvelle culture hydride, qui est tantôt une insulte, tantôt une force irrésistible qui bouleverse le monde, et parfois les deux en même temps ?

    Devons-nous y accrocher l’étiquette de la culture ? Une centrale solaire ne reflète-t-elle pas plutôt une culture détachée d’un lieu et d’une époque pour exprimer à la place un trait universel, l’esprit d’invention de l’homme ? N’est-ce pas plutôt la culture de l’inventivité qui décide du rythme, des reculs et des avancées de l’Histoire ? Bientôt, nous allons engendrer des catastrophes avec notre ingéniosité. Bientôt, celle-ci nous sortira de ces catastrophes. Et à chaque sauvetage, nous pesons de plus en plus sur la planète, alors que dans l’ordre des choses, nous ne sommes pas plus gros que des fourmis. Notre respiration devient celle de la planète. Nous avons transformé l’atmosphère du globe en un espace clos où le CO2 prend de plus en plus de place et l’oxygène de moins en moins. Nous avons toujours nié notre communauté de destin avec toutes les espèces vivantes. Mais, désormais, il est évident que notre sort est lié. Leur vie et leur mort dépendent de nous. Si, en tant qu’espèce, nous nous suicidons, nous entraînons les autres avec nous. Allez à la campagne par un jour d’été et tendez l’oreille. Le bourdonnement des insectes a disparu. Le chant des oiseaux qui, jadis, était un véritable chœur, ne résonne aujourd’hui que de quelques voix solistes restantes. L’extinction des espèces se déroule déjà sous nos yeux et à nos oreilles.

    Le désert n’a jamais été mort. La vie a toujours fourmillé sous le sable brûlant. Mais autre chose a toujours fourmillé dans ce sable. En effet, le désert a toujours inspiré les rêveurs et les fanatiques. Jésus a jeûné quarante jours dans le désert, et il y a été soumis à la tentation. Siméon le Stylite s’est retiré au sommet d’une colonne dans le désert du Nord de la Syrie. L’air incandescent donne aussi naissance à des mirages, non seulement sur l’horizon fluctuant du désert, mais aussi dans la tête de ceux qui s’exposent sans protection aux coups de marteau du soleil. On parle de commotion cérébrale quand un crâne fragile reçoit un coup trop violent. Mais les visions ne sont-elles pas également une sorte de commotion cérébrale ? Dans une perspective historique, les commotions créées par le désert ont surtout été de nature religieuse. C’est dans l’air vibrant de chaleur du désert stérile que naissent les rêves de paradis verdoyants.

    Mais le désert ne peut-il pas également engendrer des commotions cérébrales pratiques, des visions rêvées par des visionnaires aux mains plongées dans le concret, et des visions qui ne sont pas seulement celles du paradis, mais du chemin qui y mène ?

    Je ne veux pas peindre un tableau idyllique. Le roi Mohammed VI, qui règne sur le Maroc depuis 1999, n’est pas un démocrate. Avec des pressions politiques, il a réussi à ce que la tempête qui s’est levée dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sous le nom optimiste de Printemps Arabe, n’ait pas de conséquences désastreuses pour lui. Il n’y a pas eu de catastrophes au Maroc. Mohammed VI n’est pas dénué de prévoyance et de vision. Il a prévu que, en 2030, 52% de la consommation d’énergie du pays repose sur les énergies renouvelables. C’est pour cela que Noor se dresse dans le désert.

    L’entreprise saoudienne ACWA Power qui, en collaboration avec Masen, l’agence marocaine en partie publique, se charge de la réalisation du complexe solaire, est là pour le profit et pour gagner de l’argent. Deon Du Toit, un Sud-Africain costaud qui est le porte-parole de l’entreprise, ne laisse planer aucun doute sur cette question. « Pour l’argent, dit-il. Les investissements. Les bénéfices financiers ! » Tarik Bourquouquou, un ingénieur qui me fait visiter le complexe, déclare : « Avant, je travaillais dans l’industrie pétrolière. Mais l’industrie pétrolière est un bateau qui va couler. C’est pour ça que je suis là. »

    Les 3 000 ouvriers contractuels chinois qui, en faisant les trois-huit, travaillent à la construction de la centrale, n’ont pas l’air de se soucier vraiment d’énergie durable. Très minces, ils descendent lentement des bus qui les amènent de leurs baraquements. Sans aucune vie privée, à dix mille kilomètres de leurs familles qui attendent leurs maigres salaires, ce sont les travailleurs détachés du globe, un prolétariat sans droits qui, sans la moindre reconnaissance, portent la globalisation sur leurs épaules. De grands panneaux indiquent combien de millions d’heures de travail ont déjà été employées, d’autres indiquent les heures de travail perdues à cause des accidents. À Noor 2, qui est en construction depuis 493 jours, on a déjà compté 4 464 794 heures de travail. Le chantier de Noor 3, en cours depuis 637 jours, représente 4 929 475 heures de travail. Des panneaux criards en rouge Mao incitent, en chinois, à éviter les accidents, non pas parce que des vies sont perdues, mais parce que cela réduit la productivité. « La sécurité stimule la productivité ! » Non, ce n’est pas l’homme qui est au cœur de ce chantier.

    Je ne comprends pas grand-chose à la technique, mais je prends des notes par respect pour l’inventivité dont je suis le témoin. L’énergie créée par la rencontre entre le soleil et les miroirs est transmise à une huile synthétique, le fluide caloporteur, lequel est porté à une température de 400° C pour parvenir à d’énormes réservoirs de sel fondu, dont la température est aussi élevée, voire plus. J’ai compris que ces réservoirs de sel fondu représentent le grand progrès technologique. L’énergie solaire peut être ainsi conservée et continuer à produire du courant même après la tombée de la nuit, on moment où on allume les lumières dans les villes.

    Ce n’est pas par leur hauteur que les rangées de miroirs de Noor 1 et 2 nous impressionnent. Pourtant, ils ont l’air gigantesques dans leurs supports d’acier, même si on les compare aux gros camions qui se déplacent entre eux sur le sol de l’énorme chantier. Les dimensions sont imposantes. Mais il est encore plus stupéfiant de se dire que ces miroirs, qui pèsent des milliers de tonnes, sont photosensibles, et que leurs mouvements sont dictés par la moindre variation dans une chose aussi impalpable que l’angle d’incidence des rayons solaires.

    Les dimensions sont imposantes. Mais il est encore plus stupéfiant de se dire que ces miroirs, qui pèsent des milliers de tonnes, sont photosensibles, et que leurs mouvements sont dictés par la moindre variation dans une chose aussi impalpable que l’angle d’incidence des rayons solaires.

    Noor 3 est d’une conception tout à fait différente. Ici, les miroirs sont à l’horizontale sur une plateforme qui repose sur un pilier de 10 mètres de haut. Les plateformes qui font environ la taille d’un terrain de tennis, suivent également le soleil et font converger les rayons sur une tour solaire de 250 m de haut, où l’énergie est concentrée sur un sommet transparent, au reflet incandescent. Je ne parviens pas à m’imaginer à quoi ressemblera la centrale une fois achevée, avec cette incandescence au sommet de la tour solaire. Mais une excursion sous les 7900 plateformes me donne l’impression de me trouver dans une forêt magique de champignons où j’ai été réduit à la taille d’un insecte. Et quand je pense à toutes ces plateformes qui vont s’orienter vers le même point de cette énorme tour – la plus haute d’Afrique –, je vois des dames de la cour qui s’inclinent devant le Roi Soleil. Il y a une grâce particulière dans cette entreprise, comme si la brutalité de l’industrialisme renaissait sous la forme d’un ballet. Noor chante les louanges du soleil, vu non comme un dieu, mais comme un associé.

    Noor chante les louanges du soleil, vu non comme un dieu, mais comme un associé.

    Un archéologue venant de l’espace pourrait interpréter sa trouvaille dans le désert du sud du Maroc comme l’expression d’un art ou d’un culte religieux, si tant est que l’art et la religion existent dans l’espace. Pourtant, ce n’est qu’un dispositif pratique destiné à assurer notre survie sur la planète. Le point essentiel, c’est que Noor exprime notre compréhension graduelle du fait que nous ne sommes pas les maîtres de la création. Nous avons seulement reçu la terre en prêt, et il est donc fondamental que nous n’y laissions pas trop d’empreintes profondes. Des petites traces de pas sur le rivage, et non des paysages ravagés et des déséquilibres écologiques.

    Oui, léguons aux archéologues de l’avenir Noor et d’autres centrales solaires, ainsi que des cohortes d’éoliennes, et non des pays transformés en désert et des villes évacuées dont les bâtiments abandonnés seraient autant de points d’interrogation posés sur le but de notre séjour sur terre, tandis que les nuages indifférents inclineraient sur eux leur cou d’un blanc de cygne.

    Non loin de Noor se trouve le ksar d’Aït-ben-Haddou, village fortifié dont les rues en escaliers s’étagent à flanc de montagne. À l’instar de la centrale solaire, c’est un lieu qui n’est pas tant lié à son environnement immédiat qu’à des lignes de communication plus universelles. Aït-ben-Haddou a été une étape importante de la route commerciale qui, pendant huit cents ans, a relié l’Afrique subsaharienne à la côte nord-africaine, à l’Europe et au Moyen-Orient. Il a même eu jadis une reine juive, il conserve encore une synagogue et, dans le désert, au pied des montagnes, des murs abritent un cimetière juif. En outre, un des plus gros studios de cinéma, les studios Atlas, sont installés tout près et le ksar d’Aït-ben-Haddou qui, il y a cinq cents ans, a cessé d’être un lieu de commerce, est devenu à la place un des plateaux de tournage les plus utilisés dans l’histoire du cinéma.

    Il n’y a pas un amateur de cinéma qui, à un moment ou un autre, n’a aperçu le désert et les montagnes autour du ksar d’Aït-ben-Haddou, que ce soit dans une salle obscure pour voir autrefois Lawrence d’Arabie, ou aujourd’hui, dans son canapé, à regarder un épisode de Game of Thrones. Et, en tant que figurants, les habitants de ce village ancien ont vécu à toutes les époques de l’Histoire et dans d’innombrables cultures sur bien des continents, ils ont vu l’Égypte pharaonique, Jésus à Jérusalem, les premiers et les derniers jours de Rome, les Croisés au Moyen-Orient, les armées de Napoléon en Égypte et les grandes guerres du xxe siècle. Le désert a toujours constitué un des grands champs de bataille de l’humanité et servi d’inspiration aux rêves, qu’ils soient perchés sur une colonne ou caché derrière une caméra. Et, devant la caméra, les habitants du ksar d’Aït-ben-Haddou sont devenus d’authentiques citoyens du monde.

    Je pars du ksar d’Aït-ben-Haddou en ayant l’impression que nous sommes tous des habitants de ce village sud-marocain. La centrale solaire de Noor n’est ni marocaine, ni européenne ni saoudienne, mais l’expression d’une aspiration commune à tous les hommes, un champ de bataille où se décide notre avenir, non pas en guerre les uns contre les autres, civilisation contre civilisation, ni contre la nature, mais dans une ultime tentative d’enrayer notre perte, en collaborant avec la nature que nous avons malmenée.

    Irais-je un peu plus loin ? Alors que je suis encore au ksar d’Aït-ben-Haddou, j’entends le muezzin que se met à chanter. Oui, c’est volontairement que je dis « se met à chanter », car sa voix est différente de celles des muezzins que j’ai entendus dans d’autres circonstances. Elle ne donne pas un ordre, elle n’incite pas, elle n’exige pas que l’on se soumette à un dieu insondable et vengeur. À la place, cette voix célèbre la création divine par la plus belle des mélodies, et j’ai le sentiment que c’est le désert, les montagnes environnantes, la rivière qui coule au pied du village, toutes les plantes et toutes les personnes qui s’expriment par la voix du muezzin et chantent les mêmes louanges.

    Non, je ne suis pas religieux. Je ne crois pas que Dieu a créé l’univers, ni en six jours ni en plus de quatre milliards d’années. Mais, en cet instant précis, cela n’a pas d’importance. La voix du muezzin m’invite au sein de la création. Je songe à Tarik Bourquouquou, l’ingénieur qui m’a expliqué la technologie qui fait fonctionner le complexe solaire de Noor, et j’ai le sentiment que la voix de l’ingénieur et du muezzin disent et chantent la même chose.

    Deux semaines plus tard, le hasard m’amène en Espagne, à Grenade, et je visite l’Alhambra, ce palais qui présente les ultimes restes de l’influence maure, avant que les Juifs et les Musulmans ne soient chassés de leur patrie catholique par la reine Isabelle, l’année de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. La beauté de l’Alhambra a été célébrée tant de fois que je ne vais pas insister. Mais dans des salles des Palais Nasrides, je ressens un peu la même chose qu’à Noor. Les coupoles de deux salles, celle des Deux Sœurs et celles des Abencérages, sont comme un regard vertigineux dans le cosmos avec des motifs géométriques d’un raffinement et d’une profonde beauté qui nous font penser que les mathématiques sont les plus avancées des sciences morales.

    Les Palais Nasrides n’ont rien d’imposant par la taille. Leur espace volontairement limité exprime plutôt « la estética del diminutivo » que le poète de Grenade Federico Garcia Lorca louait dans ses écrits, inspiré en cela par l’Alhambra. Cette esthétique qui n’a jamais eu de disciples architecturaux trouve sa source dans l’esprit de gens qui se sentaient assiégés et savaient que leurs jours étaient comptés. Les Maures battaient en retraite partout en Espagne quand les Palais Nasrides ont trouvé leur forme finale, l’Alhambra était une enclave de survivants. Cette culture unique n’a pas été créée par volonté de domination ou par expansionnisme, mais par une compréhension pleine de sagesse de la finitude de toute chose, c’est ainsi que ce « diminutif » est devenu esthétique et a conduit à l’ultime floraison d’une culture exceptionnelle.

    Sous la menace du changement climatique, nous, en tant que civilisation globale, nous sommes en état de siège. Le temps de la volonté de domination appartient au passé. Fêtons notre abdication en tant que seigneurs et maîtres de la création au lieu de la pleurer. Si nous nous comportons avec sagesse, nous n’assisterons pas à la chute de notre civilisation, mais à la naissance d’une nouvelle, une communauté qui rassemble au lieu de diviser, et qui vénère non pas la grandeur envahissante mais la beauté dans l’infime.

    Nous pouvons commencer avec des miroirs qui, tels des tournesols, suivent la course du soleil.

    Traduit du Danois par Alain Gnaedig