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    Liz Jensen

    UNE IDÉE LUMINEUSE : SI OUARZAZATE M’ÉTAIT CONTÉ
    Des textes originaux rédigés pour la Banque européenne d’investissement avec l’appui de la Facilité d’investissement pour le voisinage de l’Union européenne


    je commence à saisir l’échelle presque hallucinatoire de ce qui est en train de se produire.

    À la maison : désigne le lieu où l’on réside de façon permanente, en particulier en tant que membre d’une famille ou d’un ménage. Synonymes : habitat, domaine, lieu d’origine, berceau, foyer, refuge.

    Je connais une glaciologue qui passe une bonne partie de son temps les pieds dans la glace. Comme nombre de ses collègues, Birgitte trouve et mesure par elle-même des pièces du puzzle climatique. Elle voit comment et où ces pièces s’insèrent dans le tableau futur de notre maison commune ; elle le comprend si bien que, parfois, elle préférerait être moins savante. Pourtant, comme beaucoup de ses collègues sur le terrain, elle incarne un paradoxe très humain.

    Pour les scientifiques comme Birgitte, décider s’il faut faire naître un nouvel être humain dans notre « anthropocène » en voie de surpeuplement et de réchauffement accéléré n’est pas tant une question qu’un dilemme brutal. À l’issue d’un questionnement introspectif, Birgitte a pris la décision d’avoir un enfant, même en sachant qu’il vivra, avant l’âge de cent ans, dans un monde inconcevablement différent du nôtre et en grande partie inhabitable, ce que les futurologues lui prédisent allègrement. Quand je lui demande comment elle s’est résolue à faire ce pari colossal, elle hésite un instant.

    La réponse courte et facile est la biologie, finit-elle par dire. Mais l’on peut passer outre la contrainte biologique, et d’autres choisissent de le faire. L’explication plus longue, plus compliquée, est la dissonance cognitive.

    Francis Scott Fitzgerald a écrit : « Ce qui caractérise une intelligence de premier ordre, c’est l’aptitude à garder simultanément à l’esprit deux idées contradictoires, sans pour autant perdre sa capacité à fonctionner. »

    Birgitte a une intelligence de premier ordre et elle s’en sert quotidiennement pour se dédoubler.

    Une version de Birgitte, la scientifique, a les yeux grands ouverts et s’afflige.

    L’autre, la mère de famille, est aveugle et a résolument et profondément confiance.

    En avril 2015, des tempêtes de sable dans le Sahara ont créé des nuages de poussière ocre qui ont voyagé sur des milliers de kilomètres pour retomber en une « pluie de sang » dans le sud de l’Angleterre. Pendant deux semaines, une fine couche de sable rouge a recouvert Londres. Ce phénomène naturel coïncidant avec une vague de chaleur, la poussière saharienne s’est combinée aux rejets aéroportés d’engrais ammoniacaux et aux polluants émis localement par les automobiles et les usines pour provoquer un pic de pollution atmosphérique. Mais le principal sujet de discussion durant ces étranges et chaudes journées d’avril n’était pas le fait banal et familier d’un monde pollué, chauffé et propulsé aux énergies fossiles, mais l’aberration fascinante de cette poussière rouge.

    Une « pluie de sang ».

    Un ciel plombé, rosi.

    Les arbres, les routes, les voitures et les bâtiments couverts de grains de sable.

    Deux ans plus tard, l’article 50 a été mis en œuvre, une Grande-Bretagne séditieuse se délie de l’Europe et, de nouveau, Londres se pare de rouge. Non plus le rouge du sable saharien, mais le rouge de l’Angleterre utopique de la renaissance, des boîtes aux lettres aux coins des rues, du logo de Virgin. Le rouge est sur les figurines grandeur nature de gardes en bonnet à poils, sur les tirelires en forme de cabine téléphonique et sur l’Union Jack décliné en parapluies, caleçons, tabliers et tapis de souris ; comme si, depuis le référendum, les idées d’antan renaissaient dans un thème très marqué pour l’avenir.

    Je m’en vais.

    À l’aéroport, j’achète, à un comptoir promouvant – oh ! la finesse et le cynisme du marketing – l’HYDRATATION, une bouteille d’eau en plastique, de celles qui chaque jour, par millions, finissent dans des décharges à ciel ouvert ou dans des tourbillons au milieu de l’océan, ou s’échouent sur le rivage d’un atoll du Pacifique aux côtés de têtes de poupée en plastique dont des bernard-l’ermite feront leur maison. Dans l’avion, je bois mon eau en lisant un article sur les survivalistes – dont beaucoup sont des milliardaires de la Silicon Valley – qui se préparent aux scénarios de catastrophe planétaire en construisant abris, clôtures en barbelés, armureries et pistes d’atterrissage. Connaissant le fonctionnement du système, ils savent que lorsque le « Big One » surviendra, sous quelque forme que ce soit, l’État ne sera d’aucun secours. Ils ont détourné de façon amusante le nom de l’organisme gouvernemental chargé de gérer les situations d’urgence, la FEMA (Federal Emergency Management Agency), rebaptisée « Foolishly Expecting Meaningful Aid » (que l’on pourrait en gros traduire par « dans l’attente inutile d’une aide significative »).

    Comme les bernard-l’ermite, les « préparés » ont trouvé leur tête de poupée en plastique sur un lointain atoll.

    Ils sont fin prêts à devenir son nouveau cerveau vivant.

    Question : pour décider que votre maison ne sera bientôt plus un endroit sûr, faut-il qu’elle soit

    inquiétante ?

    menacée ?

    en feu ?

    Malgré les preuves du dérèglement des saisons, de la disparition d’espèces, des tempêtes bibliques, des mers de vinaigre et du verdissement de l’Antarctique, tout le monde n’est pas prêt à reconnaître l’inhospitalité croissante – les Allemands appellent cela Unheimlichkeit, les Danois uhygge – de notre planète. Mais, alors que je m’informe sur les « préparés », une chose me frappe : aussi farouchement que nous résistions en tant qu’individu, notre subconscient collectif – appelons cela l’esprit de ruche de l’espèce humaine – ne reste pas inactif.

    Lui aussi s’affaire à se préparer.

    Depuis l’Épopée de Gilgamesh, le récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie, et sa relation du déluge, les figurations de l’apocalypse font florès, s’adaptant insensiblement aux angoisses de leur époque. L’holocauste nucléaire a nourri les cauchemars de ma génération. À la même époque, la BBC diffusait Survivors, une série d’anticipation post-catastrophe qui prophétisait des épidémies telles que le SIDA, l’ESB, les grippes aviaire et porcine, le SRAS, Ebola, Zika et toute une liste de désastres sanitaires à venir. À la fin du siècle dernier, le « bogue de l’an 2000 » a suscité de nouvelles peurs. Aujourd’hui, la perturbation voire l’effondrement des réseaux électroniques ne sont plus des conjectures. Comme pour les conséquences du désastre écologique et climatique anthropique, il ne s’agit pas de savoir si elles se produiront, mais quand, où et avec quelle violence. Et pendant tout ce temps, régulièrement et fidèlement, les romans, bandes dessinées, films et jeux informatiques qui constituent les aliments de base de la culture populaire ont activement exploité le sujet. La trilogie des Mad Max, qui a engendré un des plus grands succès du jeu vidéo, est née en 1979. Cela fait dix ans que les émissions de télé-réalité darwiniennes envoient des concurrents dans des jungles insulaires où ils déterrent des racines et capturent des insectes pour se nourrir, boivent leur urine et pleurent de désespoir. Quiconque a vu la série The Walking Dead ou le film La Route, lu MaddAddam, dernier volet de la trilogie de Margaret Atwood, ou Station Eleven d’Emily St John Mandel, joué à Rage ou à Metro 2033, a consciemment ou inconsciemment adhéré à une feuille de route pour l’avenir. En ces temps de rêves absurdes et de sombres cauchemars, le divertissement et la prophétie tragique sont des industries de l’évasion interconnectées. Les deux nous enseignent comment soit fuir notre environnement, soit le mettre en pièces.

    Certains voyages seront courts, d’autres longs. Alors que l’avion amorce sa descente sur Ouarzazate, au milieu du désert marocain, je tombe sur un article qui parle d’un autre désert, une planète située à 4,2 années-lumière de la nôtre. J’apprends que Proxima b, une exoplanète d’une masse proche de celle de la Terre, pourrait abriter de l’eau liquide à sa surface selon différentes simulations de configuration orbitale.

    Le titre de l’article, A Fiery Hellscape or a Future Home, envisage l’alternative suivante d’un enfer invivable ou d’un refuge futur.

    C’est pile ou face.

    Cependant, il y a une omission. Où est l’apocalypse elle-même dans ces fantasmes pré- et post-catastrophe ? Beaucoup de ces fictions la résument aussi brièvement que possible ou la passent pratiquement sous silence ; elle est un fait accompli. Nous préparons sans aucun problème notre trousse de survie en prévision d’un événement qui changera le monde. Certains d’entre nous se font même un vrai plaisir d’imaginer l’après-effondrement. Mais presque sans nous en rendre compte, en nous focalisant sur la façon de vivre dans ces deux cadres, nous avons gommé le tableau central du triptyque : la phase unheimlich, uhyggelig, où le Grand événement se produit et où des millions voire des milliards d’êtres humains perdent la vie.

    Dans la pièce de Christopher Marlowe La Tragique histoire du docteur Faust, écrite au 16e siècle, il y a un passage où Faust demande au diable pourquoi il est sur terre et pas en enfer.

    « Comment se fait-il que tu sois hors de l’enfer ? », demande Faust.

    Méphistophélès répond : « L’enfer est ici, je n’en suis pas sorti. »

    La boule de plasma de quinze millions de degrés que nous appelons Soleil est apparue il y a 4,6 milliards d’années lorsqu’un nuage de gaz et de saletés dérivant dans la galaxie s’est effondré en une nébuleuse pour former notre système solaire.

    Peu d’organismes sur Terre peuvent survive sans les réactions de fusion bouillonnant à la surface du Soleil. Nous le savons viscéralement et intellectuellement. Il n’est pas étonnant que notre violente étoile principale ait été perçue par les anciennes civilisations, des Égyptiens aux Aztèques, comme une entité à craindre, à adorer et à révérer ; il n’est pas étonnant qu’elle ait engendré une multitude de mythes et de fictions, parmi lesquels on compte l’un des récits de jugement les plus connus de la civilisation.

    La boule de plasma de quinze millions de degrés que nous appelons Soleil est apparue il y a 4,6 milliards d’années lorsqu’un nuage de gaz et de saletés dérivant dans la galaxie s’est effondré en une nébuleuse pour former notre système solaire. Peu d’organismes sur Terre peuvent survive sans les réactions de fusion bouillonnant à la surface du Soleil.

    Jouer avec le feu : employé principalement pour mettre une personne en garde contre une manière d’agir qui pourrait avoir une issue déplaisante soit pour elle-même soit pour son entourage.

    Lorsque Prométhée commet le crime de voler le feu sur l’Olympe, il anticipe le pyromane en chaque homme. Il sait le frisson d’excitation que ressentira le grand singe intelligent en mettant le feu à une feuille morte, en frottant une allumette ou en regardant les pages d’un livre se tordre et se recroqueviller dans les flammes. Il connaît l’ingéniosité que le grand singe développera lorsqu’il fera le lien entre le feu et l’énergie, le feu et le savoir, le feu et la vie, le feu et la mort et que ces connexions feront apparaître le pouvoir. Et alors ? Prométhée est négligemment généreux ; il pourrait être le dieu du laisser-faire. Il se dit que tout se passera bien. Et dans le cas contraire, quoi de plus intéressant à observer ? Laissons Homo Sapiens éclairer ses cavernes, chauffer ses palais et ses chaumières, griller des poulpes, brûler encens, forêts et hérétiques, dessiner avec des morceaux de charbon, mélanger des substances chimiques, créer l’Heimlichkeit et le hygge, détruire des preuves, inventer le moteur à essence à combustion interne, construire la bombe atomique, carboniser le monde.

    Fracassé contre un rocher par un Zeus en colère, le foie lacéré jour après jour par un aigle transformé en arme, Prométhée expie le crime d’avoir volé le feu aux dieux.

    Pouvoir et savoir sont interchangeables ; volez l’un des deux et vous entrez dans un monde de douleur. N’est-ce pas la morale de tous ces récits, du jardin d’Éden à Frankenstein, et de mille scénarios de bandes dessinées ?

    À un moment donné au cours des milliards d’années que compte notre planète, l’endroit du désert marocain où je me rends, non loin de celui d’où sont partis les vents de sable qui ont déposé la poussière rouge à Londres, était sous les eaux d’un vaste océan, la Téthys. Au cours des millénaires, les plaques tectoniques se sont déplacées, écrasant et éboulant des masses terrestres, sur des échelles de temps si vertigineuses que, pour nous les figurer, nous devrions tendre le bras et dire, avec peut-être un mélange de fierté et de ridicule : « Si mon aisselle est le Big Bang, alors le dernier millimètre de l’ongle de mon majeur est le début de l’humanité ». Les peintures pariétales des premiers hommes à s’être sédentarisés représentent des antilopes et du bétail. Mais avec le développement et l’intensification de l’agriculture, la terre a été grattée jusqu’à ce que les forêts défrichées se transforment en brousse, puis en désert. Le récit originel berbère de cette mutation écologique, fruit de la propension de nos cerveaux de conteurs à créer des mythes, fait du désert le jardin d’Allah, duquel le dieu des croyants a supprimé toute vie humaine et animale superflue afin d’avoir un lieu où il puisse se promener en paix.

    La jolie ville aux teintes d’argile de Ouarzazate, dans la chaîne de l’Anti-Atlas, est entourée de plateaux striés qu’on appelle ici hamams et de plaines rugueuses hérissées de pierres rouges. C’est un paysage sans arbres, d’une beauté rude et intransigeante. On voit des plaques de sel – résidus très anciens de la Téthys, me dit un autochtone – et des lits d’oueds à sec. Cela paraît vide à première vue, mais dans les crevasses et les ravins, il y a une poussée de vie, artificielle par endroits, discrète et furtive à d’autres, ailleurs encore sauvage, déterminée et ingénieuse. Des lézards courent sur des conduites d’irrigation. Des briques de paille et d’argile fabriquées à la main cuisent au soleil. Les virgules noires qui dansent au flanc des collines sont des chèvres. Ça et là gisent les vestiges incongrus de milliers de décors de films ; Laurence d’Arabie a été tourné ici, de même que Babel et Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre. L’eau qui sourd des contreforts de l’Atlas fait soudainement naître des carrés de verdure éclatante, salués par un chant en chœur des fermiers. Dans les ruines de l’ancien village juif, un vieux Berbère arrose ses herbes.

    La scène pourrait se dérouler il y a des siècles, n’étaient le pylône, le lampadaire photovoltaïque et la tour de béton en construction à l’arrière-plan. Une sorte d’exotisme inversé. Rien d’étonnant à ce que le vieux fermier n’y prête pas attention tandis qu’il soigne son basilic, son thym et sa menthe.

    Cependant, du haut de la tour d’observation de la plus vaste et la plus ambitieuse installation photovoltaïque au monde, la centrale solaire Noor (« lumière » en arabe), je commence à saisir l’échelle presque hallucinatoire de ce qui est en train de se produire. C’est peut-être risible, mais l’exclamation qui m’échappe devant ce spectacle est l’expression anglaise vieillotte aux accents surannés « Cor Blimey ». Étant donné qu’il s’agit de la contraction de « God, Blind Me! » (littéralement « Mon Dieu, rendez-moi aveugle », prononcé par quelqu’un qui a vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir), c’est aussi approprié. À mes pieds, un lac de verre incandescent s’étend à perte de vue. Sur un terrain rocailleux arasé et aplati comme une crêpe, des alignements de miroirs incurvés reflètent le ciel sans nuages et l’embrasement du soleil. Quelque chose dans le miroitement de tous ces disques, un jeu de la lumière peut-être, fait venir à l’esprit ce grand classique du désert, le mirage d’un plan d’eau inaccessible, et, avec lui, la Téthys depuis longtemps évaporée.

    je commence à saisir l’échelle presque hallucinatoire de ce qui est en train de se produire.

    Mais un clignement des yeux fait s’évanouir le mirage et je vois ce qui est réellement en jeu ici. L’argent ; beaucoup d’argent : 2,4 milliards d’euros. Énergie : une fois le chantier achevé, 580 mégawatts de puissance totale et une production quasi continue. Ambition : Noor sera la plus grande installation solaire photovoltaïque non seulement d’Afrique, mais du monde.

    Noor 1, la première phase du projet, exploitée par les Marocains, est déjà pleinement fonctionnelle. Ses 500 000 miroirs pivotent comme des tournesols pour suivre la course du soleil. À pleine capacité, la centrale produit de l’électricité pour plus d’un million de Marocains. À droite du champ de Noor 1, une autre vaste enceinte accueillant le champ frère Noor 2, plus grand et techniquement plus évolué. Celui-ci produira bientôt 200 mégawatts d’électricité et, avec la troisième centrale, Noor 3, permettra la livraison d’excédents à l’Algérie et à l’Espagne. Noor 3 est de conception différente ; ses 7 000 miroirs plans formeront l’enveloppe en verre de plateformes inclinées montées sur des pilotis en béton. Une fois les trois sites achevés, conjointement avec le parc photovoltaïque plus classique Noor 4, le complexe solaire aura une superficie identique à celle de Rabat, la capitale du Royaume chérifien.

    Ce projet ambitieux était nécessaire pour aider le Maroc à atteindre son objectif de 52 % d’énergies renouvelables d’ici 2030. Mais comme tout projet particulièrement complexe et coûteux, Noor a suscité sa part de controverse et a mis du temps à mûrir.

    Initialement conçu par le consortium européen multinational Desertec pour injecter de l’électricité dans le réseau européen, le projet s’est retrouvé au point mort au bout de quelques années, stoppé par des impasses infrastructurelles et des accusations d’exploitation des ressources. Il a traversé une période Sturm und Drang ; les adjectifs « cher et utopique » lui ont été appliqués.

    La première loi de la thermodynamique est qu’il n’y a pas de création ni de destruction d’énergie, mais seulement une transformation. Après une série de transformations, le projet a accueilli de nouvelles parties prenantes marocaines et étrangères, notamment la Banque européenne d’investissement et la Commission européenne par le biais du Fonds fiduciaire de la Facilité d’investissement pour le voisinage, aux côtés de la Banque africaine de développement et du roi Mohammed VI, fort de sa popularité et sensible à la problématique du climat – et le chantier a repris. Le projet Noor étant désormais bien sur les rails, l’adjectif « utopique » n’est peut-être plus de mise, mais il y a encore des détracteurs. Si Noor 1 fonctionne uniquement avec du personnel local, Noor 2 repose en grande partie sur du savoir-faire espagnol, tandis que Noor 3 n’emploie que du personnel chinois. À terme, des ingénieurs et des techniciens marocains prendront la relève pour l’exploitation de l’ensemble des parcs de Noor, mais pour l’heure, les arguments des détracteurs concernant la géoéconomie et l’emploi local sont fondés. Remettez ces critiques en perspective avec un monde en grave danger de surchauffe, et la consigne de sécurité placardée près de l’entrée du complexe se lit soudain comme un rappel écologique :

    A Mistake you See

    But Do Nothing to Fix, becomes

    Your Mistake Too. (Une erreur que vous voyez et que vous ne faites rien pour corriger devient votre erreur également.)

    En me faisant visiter le site, l’ingénieur Tarik Bourquouquou, transfuge de ce « navire en perdition » qu’est, selon ses mots, l’industrie pétrolière, explique comment un fluide semblable au pétrole surchauffé par les rayons du soleil fait bouillir de l’eau pour produire de la vapeur qui actionne une turbine, transformant la chaleur en énergie d’abord mécanique puis électrique. Tarik compare la technologie de Noor 2 à la biologie d’une créature qui se nourrit de lumière.

    « Les miroirs sont la gueule de la bête. La salle de commande est son cerveau, les câbles de communication son système nerveux et les instruments, ses yeux », observe-t-il. Le squelette est la structure d’acier accueillant les énormes pompes au cœur de la centrale, lesquelles diffusent le fluide caloporteur dans les conduites artérielles, du champ solaire à la production de vapeur ou au stockage d’énergie sous la forme de sel fondu. Ce sel, qui peut garder la chaleur pendant sept heures, est la graisse. Le système de filtration qui nettoie le fluide caloporteur joue le rôle de rein.

    Cette analogie biologique m’évoque d’autres créatures qui ont vécu ici, la réputation de « paradis des fossiles » de ce désert et les extraordinaires restes de dinosaures mis au jour il y a peu dans cette région. Tous les dinosaures sont extraordinaires, mais spinosaurus maroccanus, spinosaure carnivore et piscivore découvert en 2014 dans le désert marocain, l’emporte de loin avec sa crête dorsale en forme de voile de bateau, ses pieds postérieurs en forme de pagaie, son museau allongé et ses mâchoires de crocodile. Pendant que Tarik et moi parcourons en quatre-quatre le chemin cahoteux entre les milliers de plateformes monumentales en béton sur pilotis, je touche dans ma poche le splendide spécimen de trilobite acquis sur un souk des environs, témoin des millénaires écoulés. Je me demande à quoi ressemblera cet endroit lorsque les arrière-petits-enfants de Birgitte auront cent ans. Un enfer invivable ou un refuge futur pour les Terriens ?

    Encore en chantier, Noor 3 ressemble à un grand champ de stations-service au toit plat. En 2018, chaque toit sera recouvert de verre et incliné de façon à réfléchir les rayons solaires vers un point focal au sommet de la tour centrale. La chaleur circulant de haut en bas transformera l’eau en vapeur, alimentant une turbine qui produira de l’électricité. La lumière concentrée au faîte de la tour sera trop éblouissante pour être regardée à l’œil nu.

    God blind me. (Que Dieu me rende aveugle)

    La lumière concentrée au faîte de la tour sera trop éblouissante pour être regardée à l’œil nu.

    « Cela brillera comme le soleil », prédit Tarik Bourquouquou.

    Je veux savoir ce qui pourrait faire des dégâts. « Un cyber-effondrement ? »

    « Ça ne nous touchera pas », affirme-t-il. « C’est un système fermé. »

    « Une invasion de sauterelles ? »

    « Même problème que les tempêtes de sable. Le verre est très solide. Noor 1 a un système de nettoyage qui utilise l’eau pompée au niveau d’un barrage proche. »

    « Alors, qu’est-ce qui pourrait provoquer une panne ? »

    Il rit. « Le soleil qui ne se lèverait plus le matin. »

    Ah ! Le soleil ! C’est là que tout a réellement commencé pour le projet Noor, à partir d’une seule statistique : en six heures, les grands déserts de la planète reçoivent assez d’énergie solaire pour faire tourner le monde pendant une journée.

    Le vent aussi est gratuit.

    S’il y avait des nuages dans le ciel bleu du Maroc, ils formeraient peut-être le mot « Pouah ».

    Autre adage d’origine berbère : chaque vibration éveille toutes les autres vibrations du même ton.

    L’énergie renouvelable donne un ton particulier.

    Inutile de se voiler la face : le nid est souillé, la couvée grandit à vitesse grand v et les ressources sont limitées. La maison de l’humanité est en train de devenir unheimlich et uhyggelig, et cela ne fait que commencer. La question de la restauration de notre confort existentiel a donné lieu à quelques idées radicales et plans audacieux. Nous pourrions vivre dans des bulles comme les survivalistes, envoyer des gouttelettes de souffre ou d’eau dans la stratosphère pour dévier les rayons du soleil, lâcher une bombe atomique sur un volcan et nous abriter sous son nuage de cendres rafraîchissant, parcourir les 4,2 années-lumière jusqu’à Proxima b, enfer inhabitable ou refuge futur.

    Mais il existe des formes plus sobres de préservation de notre habitation. Lorsque le fils de Birgitte aura atteint l’âge adulte, ces mêmes réactions nucléaires qui ont allumé l’étincelle puis entretenu la vie sur Terre pourraient – après des dizaines d’années de travail acharné et des milliards d’euros d’investissements – fournir une énergie de fusion illimitée pour un risque minimal. En attendant, la capacité de stockage des batteries solaires s’améliore de jour en jour. Bientôt, nous fabriquerons des briques à l’aide de carbone extrait de l’air. Le hamburger au bœuf cloné qui coûtait jadis des millions de dollars n’en coûte plus que quatorze. Alors que l’énergie marémotrice reste pratiquement inexploitée, que l’énergie éolienne n’a pas fini son développement et que des installations solaires comme Noor sortent de terre un peu partout sur la planète, il se peut que toute cette préparation mentale à des scénarios insensés se révèle prématurée.

    « Il était une fois des hommes qui, par leur ingéniosité, ont échappé à la catastrophe », racontera peut-être à sa fille le fils de Birgitte.

    Question numéro 1 : Que faire si cela n’arrive pas à temps ?

    Question numéro 2 : Que faire si cela arrive à temps ?

    Question numéro 3 : Si vous ne pouviez poser que l’une des deux questions précédentes, laquelle choisiriez-vous ?